C’était la saison des pluies, août 1972 ou 1973, dans la zone Yabassi-Bafang à l’Ouest du Cameroun oriental, près d’un village nommé Nkondjock. Cette zone, anciennement presque déserte d’habitants hormis un village de « Mbang », était baptisée « zone pionnière ». Le long de la piste tracée dans la forêt, des terrains avaient été attribués par les autorités camerounaises à des « pionniers » venus essentiellement du pays Bamiléké, mais quelquefois d’autres régions du Cameroun. Chaque pionnier ou pionnière s’installait sur 2 lopins de terre dont il (elle) devenait propriétaire au bout de 5 ans s’il (elle) les avait bien mis en valeur. Un lopin près de la maison pour les cultures vivrières, et un lopin plus éloigné pour les cultures exportatrices de café et cacao. Il y avait ainsi 13 villages, se dispersant le long d’une piste rudimentaire et toujours en mauvais état en saison des pluies. C’ était le « désert vert », la grande forêt équatoriale peuplée de plantes gigantesques et d’animaux sauvages, avec ses pièges, ses miasmes, ses difficultés, mais aussi ses beautés grandioses et envoûtantes.
Les gens étaient gentils et travailleurs, on y retrouvait le courage, la solidarité et l’ingéniosité des populations confrontées à un milieu pas toujours facile. Avec les chicaneries d’usage d’un village isolé.
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Une grande fête était prévue à Nkondjock, je ne me souviens plus pour quelle occasion. Les armes à feu étant interdites pour les particuliers, le sous-préfet de la région, un Boulou qu’on appelait « l’homme à la natte », confia au chasseur officiel le fusil de la sous-préfecture, un contingent de cartouches, et lui donna pour mission d’aller chasser quelques bêtes sauvages pour le banquet du village. Le chasseur s’appelait Lucien. Un brave type, tout petit et ne payant pas de mine, mais efficace dans la traque du gibier.
Au bout de 3 jours notre Lucien revient au village avec la nouvelle qu’il a abattu un éléphant à ¾ h de marche. Aussitôt branle-bas de combat : les hommes, les femmes, les enfants, se chargent de machettes, couteaux, bassines, paniers et autres instruments, et voilà tout le monde parti en file indienne dans la forêt sur le lieu de la chasse. Je me joins au cortège, trop heureuse de voir enfin un vrai éléphant, même mort. Les 3 infirmières allemandes du poste sanitaire me préviennent : « Fais attention, nous on prépare les pansements ». La marche se prolonge finalement pendant au moins 1h, 1h30, il n’y a pas vraiment de sentier, il faut souvent ouvrir le terrain à la machette, mais nos vaillants villageois font miracle à l’avant de la troupe.
Tout d’un coup, au sein d’une petite clairière, c’est l’éléphant ! Il s’agit d’un éléphant de forêt, assez petit (haut comme un cheval à peu près), il git sur le flan droit et on ne voit pas de blessure. Il a été abattu il n’y a pas très longtemps, mais son ventre commence déjà à gonfler. Et là c’est la ruée vers la viande. Les machettes se mettent en route, les haches et les coutelas sortent des étuis, c’est la curée. La trompe est d’abord coupée, c’est pour le chasseur, puis l’épaisse peau est tailladée de toutes parts et la chair mise à nu. Les entrailles, dont l’odeur forte ne gêne nullement les participants, sont sorties à grandes brassées, les côtes sont sectionnées et les quartiers de viande prélevés. Je ne vois pas passer le temps. Je m’approche pour prendre des photos, les pataugas baignant dans le sang, le groupe est compact et mobile autour de la carcasse et je dois me frayer un chemin. Les coups pleuvent … je comprends pourquoi les infirmières ont préparé leurs pansements ! Il n’y a pas beaucoup de lumière et moi je suis statique, pour saisir les angles et les visages, tant que faire se peut.
Tout à coup je sens une, puis deux, puis dix, puis vingt morsures piquantes sur mes jambes … je regarde … une colonne de fourmis de bonne taille (pas des magnans mais presque), attirée par le sang et la viande, s’est approchée de la scène et commence à monter dans mon pantalon. Horreur ! Comme sous l’effet d’une décharge, je m’écarte immédiatement, je retire mon pantalon en vitesse , j’en retourne les jambes et je secoue le tout pour faire tomber les fourmis. Certaines restent accrochées à ma peau par leurs mandibules, je les décroche une à une. Les vaches ! elles m’ont fait de petites blessures qui saignent et qui font mal ! Ce n’est pas grave, mais je me le tiens pour dit et je ne m’approche plus du théâtre des opérations. Moi la parisienne intra-muros, me voici en petite culotte au milieu de la forêt équatoriale, avec une bande de villageois africains qui tailladent une montagne de chair ensanglantée, c’est psychédélique. Personne ne fait attention à moi et c’est tant mieux. J’attends que ça se passe et je finis par remettre mon pantalon exempt de fourmis. Dès que les premières personnes repartent chargées de viande, soit dans une bassine ou une calebasse, soit directement posée sur la tête, je les suis car je suis évidemment bien incapable de me diriger toute seule sur le chemin du retour. Je suis vraiment contente d’avoir vécu cette expérience. Mon mari et moi ramenons un petit morceau de cuisse à la case.
Le boy nous cuisinera cela façon « bourguignon » mais avec de la bière car on n’a pas de vin. C’est très bon et cela a le goût de bœuf.
Finalement que les braves gens se rassurent : à cette époque l’éléphant de forêt n’était pas une espèce en voie de disparition (je ne sais pas ce qu’il en est maintenant), un seul a été tué, et il a fini dans les assiettes des uns et des autres, donc pas de gaspillage. Je ne sais pas qui a récupéré les petites défenses, probablement le sous-préfet (l’homme à la natte), puisqu’en Afrique comme partout ailleurs les privilèges féodaux se sont très bien transmis aux notables de la république !
Cette fois-là il n’y a pas eu beaucoup de blessés, quelques coupures sans gravité, et les infirmières n’ont pas été débordées.
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Le surlendemain le banquet a eu lieu. Le chasseur avait aussi ramené du crocodile, du porc-épic, de la vipère et du cynocéphale (singe). Les cuisinières avaient fait un grand buffet avec tout cela plus quelques volailles et porcs des alentours, accompagnés de bananes plantain, manioc, maïs, macabo et autres légumes locaux, ainsi que du riz. On s’est régalés. Comme boisson de la bière, du vin de palme et du Fanta, plus la bouteille de champagne du sous-préfet. C’était vraiment comme dans le village d’Astérix après la raclée fichue aux Romains ! Point de barde, mais un orchestre pop / rock / merengué / makossa de la meilleure facture. Sur le coup de minuit le groupe électrogène a déclaré forfait ; qu’à cela ne tienne, nos musiciens ont sorti les tam-tams et les balafons et la fête a continué de plus belle. J’ai même dansé la danse des femmes avec les Bamiléké, je crois que j’avais peut-être abusé du Fanta ! Nous étions – de mémoire - 7 Blancs à au moins 60 km à la ronde (le directeur de la zone, le chef de la pépinière, mon mari, moi, et les 3 infirmières allemandes) dans un village africain au milieu de la forêt et nous nous sommes amusés tous ensemble comme des petits fous, dans l’ ambiance chaleureuse et conviviale de l’humanité partagée. Ce fut une fête mémorable.
Jacqueline Sirieix
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Merci à Alain Guyon pour nous avoir fait découvrir ces incroyables diapositives.
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